[b]COMPTES RENDUS DE LA COMMISSION DE LA CULTURE,
DE L'EDUCATION ET DE LA COMMUNICATION
Mercredi 16 mai 2018.
https://www.senat.fr/commission/cult/index.html
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Audition de M. Nicolas Sauzay,
président de la coopérative des magazines, actionnaire à 75 % de Presstalis
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Monsieur Sauzay, merci d'avoir répondu à notre invitation. Nous souhaitons tout particulièrement vous entendre au sujet de la crise que traverse actuellement Presstalis et à propos des projets de réforme en cours. J'espère que vous voudrez bien nous livrer votre analyse personnelle.
M. Nicolas Sauzay, président de la coopérative des magazines. - Vaste programme, madame la présidente ! Avant tout, permettez-moi de remettre les événements actuels dans leur contexte, même si ce dernier est relativement bien connu.
J'interviens aujourd'hui en tant que président de la coopérative des magazines. Je précise toutefois que j'ai pris mes fonctions il y a moins d'un an, à la suite d'un changement de génération survenu à la tête de la coopérative. J'exerce cette charge à titre bénévole, comme chacun des administrateurs de la coopérative des magazines et comme chacun des administrateurs de Presstalis. En outre, je suis avant tout éditeur de presse magazine, représentant d'une société familiale allemande, le groupe Bauer, situé à Hambourg, lequel est profondément francophone et francophile. C'est également en cette qualité que je m'exprimerai ; j'ajoute que chacun des 300 éditeurs de la coopérative a certainement son point de vue sur la question.
Vous le savez, le système de distribution de la presse française est organisé selon trois niveaux.
Le premier niveau est celui des sociétés coopératives et des sociétés commerciales de messageries de presse.
Pour être distribué en France, un titre de presse doit être rattaché à une coopérative. La France est le seul pays au monde où la distribution de la presse est ainsi organisée, dans le cadre de la loi Bichet. Le but est de garantir un égal accès des citoyens à tous les quotidiens et à tous les magazines ; le Conseil supérieur des messageries de presse (CSMP) et l'Autorité de régulation de la distribution de la presse (ARDP) sont les deux autorités de régulation compétentes dans ce cadre. Quant à la Commission paritaire de publication des agences de presse (CPPAP), elle valide le taux de TVA réduit applicable en la matière.
Lorsqu'on s'adresse aux citoyens, aux professionnels, et notamment à des éditeurs européens, il est difficile d'expliquer ce contexte d'économie régulée, voire administrée, qui est unique au monde. D'ailleurs, ce système atteint ses limites, du fait de ses complexités et des contraintes qu'elles impliquent.
Face aux difficultés actuelles, le système coopératif en vigueur ralentit et dilue les prises de décision. Chaque éditeur compte pour une voix, quel que soit son poids dans le secteur. Ce dispositif pose particulièrement problème pour les magazines, car les éditeurs sont au nombre de 300 au sein de notre coopérative, qui contrôle Presstalis : on mesure combien il est difficile de concilier tant d'intérêts et d'opinions divergents.
De plus, Presstalis et les Messageries Lyonnaises de Presse (MLP) ne sont pas soumises aux mêmes contraintes. Le premier gère les quotidiens, le second non.
Certains estiment qu'il convient de fusionner ces deux messageries. Ils avancent que l'une et l'autre ont de moins en moins d'activité. Le fait est que toutes deux cherchent à capter l'activité de leur concurrent. En résulte une guerre des tarifs, qui risque de les tuer toutes les deux. Toutefois, d'autres considèrent qu'un tel regroupement pour la vente au numéro serait infernal, car, pour l'abonnement des magazines, La Poste est déjà en situation de monopole.
Le deuxième niveau est celui des dépositaires de presse. Ces derniers sont aujourd'hui au nombre de 60, contre 160 il y a quelques années. Ce chiffre est-il satisfaisant ? Compte tenu des améliorations sensibles que connaît la logistique, a-t-on besoin de tant de dépositaires ? En Allemagne, ces derniers sont au nombre de 40 et, il y a quelques semaines, un accord-cadre a été signé entre les dépositaires et les éditeurs pour réduire encore les coûts et ne garder que 15 dépositaires. Peut-être les éditeurs pourront-ils, demain, directement livrer les diffuseurs de presse.
A contrario, d'aucuns souhaitent que le maillage des dépositaires devienne encore plus fin, pour que ces derniers soient au plus près du terrain.
Le troisième niveau, celui des diffuseurs de presse, souffre énormément.
Les éditeurs choisissent les quantités et les titres distribués chez les marchands de journaux. Nombre d'éditeurs sont très attachés à ce principe. Mais, pour d'autres, il serait normal que les diffuseurs de presse puissent choisir les titres des magazines qu'ils proposent et qu'ils fixent les quantités dans lesquelles ils souhaitent les recevoir. En pareil cas, les publications d'information politique et générale seraient sanctuarisées.
Le but est de développer la commercialité, pour aller là où il y a des flux : il faut proposer la presse dans les lieux où la demande s'exprime, afin de vendre davantage d'exemplaires de magazines et de presse quotidienne. De leur côté, les marchands de journaux pourraient voir d'un mauvais oeil la vente de journaux et de magazines dans les boulangeries ou les jardineries en face de leur magasin. Mais, face à la presse digitale, si la presse papier ne va pas là où se trouve la demande, elle va mourir à petit feu.
M. Michel Laugier. - Comment expliquez-vous que l'on découvre, aujourd'hui, chez Presstalis, une dette d'un montant si élevé, avec des fonds propres négatifs de 350 millions d'euros ? Peut-on parler de défaillance du conseil d'administration, dont vous êtes membre ? Si l'on en croit tel ou tel propos écrit tenu sous le couvert de l'anonymat, certains éléments auraient été cachés... À vos yeux, le système coopératif est-il toujours pertinent ? Les mêmes acteurs se retrouvent du côté de la distribution et de la régulation.
Quoi qu'il en soit, on ne peut pas poursuivre avec le système actuel. Selon vous, comment faudrait-il faire évoluer la loi Bichet ?
Quelle est la part de responsabilité des grands éditeurs dans la situation actuelle ? Les petits éditeurs en sont, eux aussi, pour partie comptables, du fait du grand nombre d'invendus dénombrés parmi les publications qu'ils proposent.
À vos yeux, le plan présenté par la nouvelle présidente du conseil d'administration de Presstalis est-il réaliste ?
Enfin, le CSMP a suggéré que la coopérative et les éditeurs devraient être comptables de la dette de Presstalis. Est-ce possible ? Et, dans l'affirmative, est-ce souhaitable ? Il faut absolument faire évoluer la loi pour trouver une vraie solution. Je vous pose des questions directes, car la situation l'impose.
M. Nicolas Sauzay. - Ma conviction, c'est que ces difficultés datent de 2011, époque à laquelle un plan avait déjà été mis en oeuvre, avec un mandataire
ad hoc, Me Laurence Lessertois.
L'État, les éditeurs et les coopératives se sont alors réunis pour mettre en oeuvre une restructuration sociale et un vaste plan d'économies. Un médiateur a été désigné. De 2 500, le nombre d'employés a, depuis, été réduit à 1 200. Mais les coûts de restructuration individuelle se sont révélés particulièrement élevés. En particulier, la convention collective dont bénéficient un certain nombre de salariés, qui date de l'après-guerre, est très avantageuse.
Cela étant, je n'entends pas me défausser.
Le conseil d'administration a estimé que le travail mené par l'équipe dirigeante, notamment par Anne-Marie Couderc, alors présidente de Presstalis, avait atteint ses limites. D'autres, toutefois, ont émis un avis différent ; la situation est particulièrement complexe.
Le cas échéant, les responsabilités devraient être cherchées, avant tout, au sein de la direction de l'entreprise, mais on a fait le choix de regarder avant tout vers l'avenir. Contrairement à ce que vous suggérez, le conseil d'administration a pleinement assumé son rôle.
Pourquoi les comptes se sont-ils dégradés si fortement ? Pour vous répondre, il faudrait dresser un inventaire à la Prévert !
Les MLP et Presstalis ont tour à tour baissé leurs tarifs dans le cadre d'une guerre des coûts, et les derniers barèmes ont été validés par l'ARDP au printemps de 2017. La convention collective en vigueur pose question. Le système coopératif a ses avantages, mais il soulève aussi des problèmes, car, je le répète, chaque éditeur dispose d'une voix, et, dès lors, Presstalis ne peut réagir avec autant de vigueur qu'une entreprise privée aux difficultés qu'elle affronte. La mutualisation des flux a bénéficié aux MLP, qui disposaient de simples camionnettes et qui, ainsi, ont pu faire diffuser nombre de magazines par Presstalis : elles ont pu dégager des économies colossales. En revanche, Presstalis, qui avait déjà de grands camions, n'y a rien gagné. À tous ces éléments s'ajoute la révolution digitale, qui constitue un bouleversement sans précédent.
Il n'y a eu aucun cas d'enrichissement personnel au sein du conseil d'administration de Presstalis : nous sommes tous des bénévoles, et nous nous battons pour la filière. Le marché publicitaire s'effondre, le prix des matières premières augmente, en particulier celui du papier, et le système de diffusion est particulièrement fragile.
Chez les éditeurs, en France, le poste de coûts le plus important, c'est la distribution ; c'est le seul qu'ils ne puissent pas négocier, car ils dépendent de barèmes fixés chaque année en assemblée générale, proposés au CSMP et validés par l'ARDP. La France est le seul pays au monde qui applique ce système !
Imaginons que, demain, vous créiez un magazine, et que vous tiriez le premier numéro à un million d'exemplaires. Si vous en vendez 10, les 999 990 exemplaires restants pèseront sur toute la filière. En Angleterre, en Allemagne, la relation commerciale est tout autre.
La pluralité des opinions et des idées doit être garantie : c'est en enjeu essentiel, et, à ce titre, le système français mérite d'être préservé. Mais ce dernier fait face à ses limites dans le contexte que nous connaissons.
J'insiste : la direction de Presstalis a fait de son mieux. Les grands éditeurs ont eu un rôle essentiel, ils n'ont jamais faibli, et je tiens à leur rendre hommage. Cet hiver encore, ils se sont mobilisés pour apporter, en compte courant, d'importantes liquidités, qu'ils risquent de ne jamais revoir... Sans eux, le système s'écroulait, les imprimeurs et les marchands de journaux basculaient avec la filière tout entière. Les petits éditeurs n'auraient pu accomplir un tel effort.
Le dossier des invendus doit être traité une fois pour toutes. En vertu des règles fixées par la profession, un titre qui ne se vend pas suffisamment n'est plus distribué chez les marchands de journaux. Mais les règles en vigueur ne sont pas respectées, car, pour attirer de nouveaux éditeurs, une messagerie ménage quelques facilités ; spontanément, les éditeurs souhaitent presque toujours tenter plusieurs fois leur chance, même dans les points de vente où le débit est extrêmement faible. Le CSMP doit faire respecter les règles en vigueur. C'est son rôle.
Michèle Benbunan a une grande expérience professionnelle dans ce domaine, elle a réuni autour d'elle une équipe remarquable, et le succès de son action dépendra du contexte général. Tant que l'on suit une descente en pente douce, on a le temps d'assurer une adaptation progressive. Mais si, demain, la pente s'accentue, si la descente se fait en escalier, ce sera plus difficile. Pour l'heure, cette équipe est la meilleure que Presstalis pouvait espérer.
Enfin, vous évoquez la possibilité d'inscrire la participation dans les comptes des éditeurs. Mais gardons à l'esprit que le système en vigueur est de nature coopérative. Chaque éditeur est engagé à la hauteur de sa participation au capital de la coopérative et, dans le même temps, une part donne droit à une voix.
Quel que soit le système choisi, faire tomber les éditeurs, c'est faire tomber la messagerie, les imprimeurs et les diffuseurs de presse. On mesure tous les risques auxquels nous expose ce point de fragilité. Si demain, les papetiers, tous Finlandais, à l'exception de Burgo, en Italie, décident de faire moins de papier pour produire davantage de carton, plus rémunérateur grâce au e-commerce, nous aurons tous un problème. Et quand je vois, autour de moi, se multiplier ordinateurs, tablettes et mobiles, je me demande à quelle échéance interviendra la bascule. D'autres secteurs l'ont vécu, comme la musique, qui s'en sort remarquablement bien aujourd'hui. La banque est en train de le vivre, qui se pose bien des questions sur le devenir de ses agences. Nous le vivons. J'ai l'espoir que notre mission sera suffisamment longue pour assurer la transition, mais je pense que Presstalis ne s'en sortira pas seul. La Poste est un partenaire remarquable, dont il ne faut pas oublier qu'il assure la distribution de la moitié de la presse française. Son service est remarquable et elle offre un bon rapport qualité-prix. Les éditeurs ont besoin de s'assurer que le consommateur aura son produit en temps et en heure.
Nous pouvons explorer les perspectives en matière de préparation : si celle-ci avait lieu chez l'imprimeur - dont les activités d'impression baissent chaque année - cela lui permettrait de livrer directement au diffuseur qui se trouve dans sa zone de chalandise, au lieu de tout envoyer à Paris vers des dépositaires. Aujourd'hui, ce n'est pas possible : la loi ne le permet pas. Les dépositaires bénéficient d'une exclusivité territoriale pour la distribution de la presse. Et cela va plus loin encore, puisque la rémunération des dépositaires est fixée par le CSMP. Ni l'éditeur ni la messagerie ne sont appelés à négocier les conditions de livraison. Ce qui pose d'autres problèmes : les éditeurs payent Presstalis en unités d'oeuvre, en fonction des quantités livrées en palettes, tandis que les dépositaires de presse facturent la messagerie
ad valorem. Or, les éditeurs de presse, pour compenser les baisses de diffusion, augmentent les prix de vente, si bien que les dépositaires voient augmenter leur rémunération alors qu'ils ont de moins en moins de volume à transporter. Et cela a des effets ravageurs pour Presstalis.
Un tel système d'économie régulée dilue les responsabilités. Il n'y a pas de capitaine à bord, comme dans une entreprise.
Mme Laure Darcos. - Il s'agit de savoir ce que l'on peut faire pour qu'une telle situation ne se reproduise pas. Vous venez d'apporter quelques éclairages... Seriez-vous partisan d'un régulateur unique, qu'il soit interne ou externe au système ?
Je vous sens très agacé sur le fonctionnement des coopératives et le système « une part, une voix », mais nous sommes aussi là pour protéger les plus petits ; il est essentiel qu'ils conservent une représentation.
M. Nicolas Sauzay. - J'établis 150 fiches de paye par mois, nous nourrissons 600 familles. Ce qui compte pour moi, c'est d'avancer. Qu'il y ait cinq autorités de régulation ou aucune, peu importe, pourvu que cela fonctionne. Ce qui est sûr, c'est que le système ainsi que la composition des organismes de régulation ont montré ses limites.
Quant aux petits éditeurs, ils ont différents moyens de se regrouper. Voyez les indépendants radio, qui se sont regroupés en groupements d'intérêt économique (GIE) et ont confié leur gestion publicitaire à TF1. Et il ne faut pas non plus oublier que ce qui fait vivre les imprimeurs, les marchands de journaux, c'est la presse télé, qui représente un magazine vendu sur deux. Il est bon que les petits éditeurs se défendent, mais il n'y a pas de voie unique. C'est ma conviction.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Faites-vous partie des éditeurs qui ont porté plainte contre Presstalis pour faux bilan ?
M. Nicolas Sauzay. - Non, je m'y suis opposé. Avec la mandataire
ad hoc, nous avons choisi, n'ayant jamais constaté d'enrichissement personnel, de nous mobiliser sur le futur.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - D'aucuns pensent que la situation n'est pas très claire.
M. Nicolas Sauzay. - Tout procède de quelques éditeurs indépendants, que nous connaissons, et qui ont souhaité, au vu de la contribution de 2,25 % demandée, partir aux Messageries Lyonnaises de presse - où l'on bénéficie d'un effet d'aubaine puisque l'on ne supporte que 1 % de contribution - sans respecter leur préavis. Cela a été refusé, à juste titre, par la direction de Presstalis, si bien qu'ils ont décidé d'adopter une position fort peu constructive, à mille lieues de la façon dont on travaille. Il s'agit de cas isolés, défendant des intérêts personnels, et que l'Etat connaît bien...
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Nous vous remercions de cet échange.
Dernière modification le samedi 19 Mai 2018 à 11:23:15
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